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FUSIONNER CORPS ET ÂME AVEC LE VIVANT
Un texte de François Salmeron, Critique d’art membre de l’AICA-France

Par des gestes de soin, d’empathie, d’apaisement ou de recueillement, la pratique de Virginie Cavalier nous reconnecte aux animaux, végétaux et minéraux… Elle répare ainsi les liens distendus, rompus ou aliénants, censés nous unir au vivant, et nous amène à reconnaître notre appartenance à l’écosystème.

Une précaire condition
En premier lieu, l’œuvre de Virginie Cavalier repose sur notre faculté à embrasser la vie sur Terre, et à élargir la conception que l’on s’en fait, au-delà des représentations anthropocentriques. On parlera chez elle de « biocentrisme », c’est-à-dire d’une perception de l’existence qui dépasse le « chauvinisme humain »
1 focalisé sur nos seuls intérêts, pour nous resituer comme une espèce parmi d’autres dans la communauté des vivants. L’autre point essentiel de la sensibilité de Virginie Cavalier tend à épouser « la vulnérabilité et la précarité » de la vie, et à rendre « grâce » à notre condition mortelle 2 – que l’on partage donc avec les autres formes vivantes, et qui nous en rapproche.

Pour ce faire, tout commence hors de l’atelier : sortir dans les montagnes et les forêts, afin d’y glaner des matières naturelles et animales (poils, ossements, peaux…), à partir desquelles se construiront sculptures, objets rituels et installations. Exemple le plus probant : les animaux naturalisés de Fagot de condition colportent sur leur dos un tas d’os, symboles de notre mortalité et du « fardeau » de notre condition
3. Dans cette collecte, Virginie Cavalier s’apparente à une pisteuse, à une chasseuse, ou à une écologue qui arpente le terrain, et prend le pouls des espèces qui y laissent leurs traces. Tout passe par « l’attention et la marche lente », seules capables de saisir ces infimes indices…

Pulsion de mort et soin du corps
« On repère, on tâtonne, on est en prise directe avec l’environnement », souligne l’artiste. L’art est une quête au cours de laquelle Virginie Cavalier s’intéresse aux « porosités entre la pensée du chasseur-cueilleur et celle du protecteur de l’environnement », ou à la « perméabilité entre les dispositifs de traque de l’animal et ceux de sa préservation ». Son œuvre comporte ainsi une charge morbide que l’on ne saurait éluder. Des ossements glanés dans la nature aux peaux récupérées dans les tanneries, en passant par les techniques de chasse qu’elle détourne pour pister les animaux, on conviendra que la mort rôde… Rituels, chamanisme, magie noire : la portée cultuelle des œuvres ne nous échappe pas. Mais si les animaux d’argile de Faux fuyant rappellent la cruauté des scènes de chasse, et le moment fatidique où les proies sont évidées, Virginie Cavalier tend à s’éloigner de la position du prédateur. Par exemple, les flèches de l’installation Souffle se meuvent au gré de nos déplacements dans la salle d’exposition… et nous visent ! Les rôles s’intervertissent : l’humain, habituellement chasseur, devient cible. Mais ce « souffle » n’est pas que celui de nos mouvements qui activent cette pièce dynamique et interactive : étymologiquement, l’anima latine désigne l’âme qui meut tout vivant.

Ce qui nous frappe davantage, c’est le soin minutieux apporté aux dépouilles des animaux. Ce geste est des plus éloquents : c’est par lui que l’animal se fait notre « égal », selon l’artiste, et reçoit la même attention que celle dont on témoigne envers nos frères et sœurs humains. Il s’agit non seulement d’offrir une tombe, mais aussi une dignité et un lieu de recueillement à l’animal, où son âme repose en paix, tel que le proposent les étonnants Linceuls, moulant le corps d’animaux défunts reconstitués. Il est aussi marquant de voir que la pratique de l’empreinte occupe une place prépondérante chez Virginie Cavalier, certainement parce qu’elle constitue le médium qui nous situe au plus près de l’enveloppe (et de la présence) de l’animal, par contact physique. Fresaie se montre d’autant plus impressionnante : l’artiste grave le corps d’une chouette-effraie, réputée pour éloigner le mauvais sort, sur des plaques de cuivre dont les vertus curatives sont appréciées dans l’art depuis Joseph Beuys.

Rendre l'âme
La reconnaissance de notre fragilité constitutive sert ainsi de trait d’union avec l’ensemble du vivant, et l’humain n’est plus « un empire dans un empire », selon la célèbre formule de Spinoza
4. Nous sommes affectés par la vulnérabilité des formes de vie que nous rencontrons, et nous leur attribuons une « valeur intrinsèque » 5, une sensibilité, une force vitale. Animaux, végétaux, minéraux compris : Virginie Cavalier rend une âme à tous les vivants et s’avère ainsi « animiste » 6 – tout est habité par un esprit propre qui nous tient en respect. Humains et animaux partagent ainsi le même principe de vie, et cette racine commune permet à l’empathie de s’étirer au-delà de l’humanité, comme lorsque Virginie Cavalier endosse les lourds harnais d’un cheval de trait lors de la performance Liens. Une dialectique se tisse : « humaniser l’animal et animaliser l’humain », selon les termes de l’artiste. Ce mouvement de fusion ou d’hybridation se retrouve jusque dans les rapports animal-végétal, où Greffe associe un bois de cervidé à des racines d’aulnes, preuve étonnante de leur isomorphisme… et de leur origine commune : toute vie provient d’une même source.

Cet animisme opère un double mouvement : une identification au vivant à travers un élargissement de notre conscience et de notre sensibilité, et un retour humble et lucide vers les fondements de toute vie terrestre – soit vers notre nature corruptible. « J'aborde la culture animiste, où les êtres assurent leur juste place dans l'environnement », souligne l’artiste. A l’orgueil humain, qui se prend pour la mesure du monde, Virginie Cavalier substitue une tout autre éthique : fusionner avec l’animal, en restituer « la prise la plus directe et la plus proche possible » dans des sépulcres, des empreintes ou des installations immersives appelant tous nos sens (Cabaret des oiseaux). L’enjeu : réduire l’écart humain-animal et les distinctions spécistes, au point de nous fondre dans le vivant. Quitte à affronter un paradoxe : se rapprocher au plus près de la vie sauvage ne risque-t-il pourtant pas de l’aliéner
7 ? Car le sauvage ne se dérobe-t-il pas par définition à toute approche de notre part ? La subtilité des oeuvres de Virginie Cavalier, et sa profonde sincérité envers le vivant, nous situent justement sur cette ligne de crête que l’artiste n’a de cesse d’ausculter.

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1 Paul W. Taylor, « L’éthique du respect de la nature », in Environmental Ethics, vol.3, 1981.
2 Hans Jonas, Le Phénomène de la Vie, De Boeck Editions, Bruxelles, 2000.
3 Hans Jonas, Ibid.
4 Baruch Spinoza, Ethique, Parties 3 et 4, Flammarion, Paris, 1964.
5 J. Baird Callicott, « La valeur intrinsèque dans la nature », in Electric Journal of Analytic Phylosophy, 3, 1995.
6 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2022.

7 Thomas H. Birch, « L’incarcération du sauvage : les zones de nature sauvage comme prisons », in Environmental Ethics, vol. 12, 1, 1990.


François Salmeron
Critique d’art membre de l’AICA-France (Association Internationale des Critiques d’Art)
Chargé de cours aux Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Paris 8 Saint-Denis
Co-directeur de la Biennale de l’Image Tangible, Paris
VIRGINIE CAVALIER; LES CONSONANCES ANIMISTES
Un texte de Pascal Pique, Le Musée de l’Invisible


Les œuvres ont-elles une âme ? Assurément oui dans l’art de Virginie Cavalier, jeune artiste qui revendique ouvertement une dimension animiste. Pas tant du point de vue religieux, qu’à partir de cette conscience élargie du vivant, qui se développe actuellement sur une jonction entre les cultures de l’invisible et les cultures scientifiques. Notamment à travers une anthropologie revisitée des rituels de soin, de réparation, d’offrande ou de sacrifice. Quitte à réactiver leurs fonctions propitiatoires et psychopompes.

La question de l’âme qui habite l’art de Virginie Cavalier vient de loin. Elle s’est posée à différents moment de l’histoire, plutôt dans le sens d’une remise en cause d’ailleurs. Non pas de l’âme elle même, mais de qui ou à quoi elle pouvait être attribuée. Cela a d’abord concerné les pierres et les arbres dont on a interdit les cultes et la culture au début du premier millénaire de notre ère. Puis les animaux et même certains humains.

Manifestement, les spéculations sur l’âme ont accompagné un processus de « dés-âmage » progressif qui n’est pas sans lien avec la crise climatique, environnementale et sociétale que nous traversons actuellement. Probablement, ce processus en est-il même l’une des causes premières dans la mesure où il correspond à une divergence et une déconnexion croissante de l’humain à son milieu naturel.

Car il fût un temps où la question de l’âme ne se posait pas. Tout avait une âme : les arbres et les plantes, les animaux et les humains, les montagnes et les rochers, l’eau et les nuages, les étoiles et le cosmos. C’est-à-dire la nature dans son ensemble au sein de laquelle l’humain réajustait en permanence sa juste place.

Mais qu’est-ce que l’âme véritablement ? Et de quelle nature parlons-nous ? Il peut sembler cavalier d’accoler deux questions aussi vertigineuses. Pourtant elles sont intimement liées. C’est du moins ce que disent les œuvres de Virginie Cavalier qui apportent de très belles réponses à cette équation complexe en nous replaçant sur le terrain de la prédation humaine, à travers les motifs issus de la culture de la chasse qu’elle convoque. C’est du moins ce qui semble relier les cinq propositions présentées pour l’exposition Comme un écho tonne.

Il y est d’abord question d’âme, au sens littéral, formel et fonctionnel du terme, avec Faux Fuyant, montrant deux modelages de chevreuils morts suspendus à des cordes. Les cordes et la pendaison rappellent le moment ultime de la chasse, quand l’animal est suspendu pour être éviscéré. Ces sculptures modelées avec de la terre renvoient également aux formes posturales de polyéthylène qu’utilisent les taxidermistes pour remplir les dépouilles éviscérées et décharnées. Des formes que l’on appelle aussi des « âmes », qui n’ont justement pas été utilisées ici. Comme si, par le modelage de la terre, il s’agissait pour l’artiste de redonner une âme à ces âmes de plastique et surtout, de redonner corps et âme à l’animal décédé.

La dimension de la chasse, ou plutôt celle d’un rituel de réparation à la prédation, voire à la mort au sens large du terme, est également présent dans deux autres œuvres intitulées « Appelants » avec les pièces de bois chantournées autour de balles neutralisées, ainsi que les flèches de Souffle piquées sur des tiges effilées. N’oublions pas que le souffle, au sens de « pneuma » est à la fois synonyme d’âme, d’esprit mais aussi de souffle vital. Une approche du souffle que l’artiste réactive souvent à travers ses créations.

C’est d’ailleurs aux esprits et à l’énergie vitale que nous renvoient les deux dernières pièces proposées par Virginie Cavalier ici. En particulier avec Fresaie, constituée de cinq plaques de cuivre gravées avec le corps d’une chouette effraie trouvée morte dans une grange. La dépouille de la chouette a été estampée directement sur le cuivre recouvert d’une couche de vernis mou avant d’être trempé dans du perchlorure de fer pour en fixer l’image.

Les images qui en résultent ont une vibration visuelle très particulière qui est de l’ordre du frémissement. On sentirait presque l’oiseau tressaillir de toutes ses plumes sur sa branche. Il émane de ces gravures une énergie très subtile, exhaustée à la fois par le cuivre dont on connaît bien les vertus conductrices et par une esthétique du Saint-Suaire qui convie la « photographie » de l’âme du crucifié, à laquelle il est difficile d’échapper ici.

Cette conjonction est attestée par les clous forgés spécialement pour fixer les gravures. Ils évoquent autant la pratique de la crucifixion des chouettes sur les portes de grange pour chasser le mauvais oeil ou les esprits mal intentionnés, que le martyre de Jésus-Christ sur la croix. Ces gravures de cuivre et leurs clous, sont d’ailleurs envisagées par l’artiste comme de véritables ex-voto, à l’image des plaques gravées et dédicacées que l’on trouve dans les églises.

La dernière proposition de Virginie Cavalier intitulée « Greffe », montre des bois de jeune cervidé prolongeant des racines plongées dans un bocal de liquide nourricier. Cette association de deux règnes du vivant, le végétal et l’animal, qui s’hybrident ici en un seul corps sculptural, dit toute la nécessite de déclassifier et de décoloniser le vivant au profit d’une vision inter-espèce.

Virginie Cavalier aime à parler de « reviviscence » au sujet de ses œuvres. Elle fait ainsi référence à la capacité de la nature, la nôtre comprise, à reprendre vie, à renaître ou à ressusciter après une période de latence ou d’oubli. Le terme renvoie également à la persistance et à la réapparition de mémoires et de sensations enfouies qui peuvent être liées à des traumas. La reviviscence concerne aussi le renouvellement de phénomènes spirituels liés à l’âme comme la grâce, la vision ou l’extase.

Virginie Cavalier tresse ces trois dimensions à travers ses œuvres. En cela, elle participe pleinement et superbement au travail d’une nouvelle génération de jeunes artistes qui se trouve face à un double défi : solder un héritage complexe du point de vue environnemental, climatique et sociétal, tout en réinventant des esthétiques de la réparation, du prendre soin et de la revitalisation.

C’est pourquoi la question de l’âme est indissociable ici de celle des énergies et des forces de la nature. Des énergies de la nature, dans lesquelles l’artiste envisage de s’immerger plus encore pour développer son œuvre salutaire de reconnexion.



Pascal Pique
Le Musée de l’Invisible

LES INSTALLATIONS ANIMALIÈRES DE L’ARTISTE VIRGINIE CAVALIER - REMARQUES INTRODUCTIVES

Un texte de Joël-Claude MEFFRE, poète, érivain.

 

 

« L’artiste a voulu pénétrer dans un règne que l’homme a oublié,

où sont à l’œuvre des puissances incommensurables » (J. Beuys).

 

Il s’agit de présenter quelques aspects du travail d’art plastique de l’artiste Virginie Cavalier par quelques réflexions ayant pour objectif de situer les vingt deux œuvres existantes dans le champ de l’art contemporain.

 

Dès les années 1970, Deleuze et Guatarri écrivaient que « l’art ne cesse d’être hanté par l’animal ». Franck Lepin, de son côté, interroge cet intérêt marqué pour l’animalité dans l’art : « plus qu’à une autre période, l’animalité a été prétexte, pour les artistes, à interroger l’espèce humaine, ses fondements et ses limites. Là réside la spécificité des usages de l’animalité dans l’art contemporain, elle est le lieu d’une mise en doute de l’identité humaine (…) et témoigne aussi des incertitudes de plus en plus fortes quant à notre véritable nature. » Certains aspects de cet art, depuis au moins les années 1990, s’inscrivent par ailleurs dans ce qu’on a pu appeler « l’art chamanique ». Par cette dénomination, à certains égards un peu surfaite, il faut entendre notamment cette idée que, pour l’artiste Virginie Cavalier, dont l’œuvre s’inscrit dans cette filiation de l’art du XXème s. et des débuts du XXIème, « rechercher l’essence de notre condition (sous-entendue « condition humaine » dans son rapport existentiel aux autres règnes vivants) est une nécessité tout autant que de porter l’accent sur « notre nudité, notre animalité », exprimant par là le fait que ces deux notions ne peuvent être séparées, puisqu’elles renvoient au statut même (ontologique) de la relation homme-animal. Il s’agit donc d’une question d’ordre éthique.

 

Il est donc intéressant de relever que ce concept d’animalité soit mis en rapport par notre artiste avec celui de la nudité de l’homme. C’est, en effet, dans (et par) la nudité de nos corps (que nous recouvrons d’un vêtement, nous, les humains, depuis notre sortie de l’Eden, du fait que, selon le mythe biblique, notre nudité est « entâchée » du péché d’origine) que nous connaissons, reconnaissons notre animalité, puisque cette nudité des corps est ce que nous avons en partage avec les bêtes et ce qui nous relie à elles.

 

Dans ses créations Virginie Cavalier exprime bien le fait que, par des gestes situés, selon ses mots, entre « l’animisme et le trophée de chasse », il s’agit de magnifier la beauté de l’animal, qu’il soit marchant, rampant ou volant, par une attitude d’empathie que n’exclut pas l’élan, le désir de fusion. L’artiste « se projette en eux » ajoute-t-elle, en ritualisant (ce sont aussi ses mots) au moyen d’arrangements, de combinaisons des diverses « reliques » animales. Voilà donc le programme que l’artiste s’attachera à développer, à décliner dans la bonne vingtaine d’œuvres réalisées jusqu’à présent.

 

Tout ce qui renvoie aux « enveloppes charnelles » de l’animal, (peau, poil, plume, fourrure, ayant fonction de protection de son corps, de parure corporelle, dont les formes, les couleurs, les textures, qui signent le genre, l’espèce, varient à l’infini), sans compter « l’armature » que sont les composantes osseuses du squelette, l’artiste les récolte, les collectionne, les récupère pour les mettre en œuvre en tant que matériau.

 

Ces derniers, dans leur large majorité, traduisent métaphoriquement une « ambiance » chamanique et rendent compte nécessairement d’une perception animiste du monde dont l’artiste se sent imprégnée. Les dispositifs qu’elle met en scène témoignent ainsi d’une sorte de vision intérieure, ce qui n’est pas la moindre des singularités de son travail créatif (St. Jucker ne parle-t-elle d’ailleurs pas à ce propos d’une pratique de l’art comme « activité visionnaire » ?). Partant du matériel organique collecté ici ou là dans la nature, et notamment sur les lieux de chasse, (telles sont, par exemple, les œuvres comme « Imposture » (2018), « La tonte » (2017), « Linceuls » (2016), « oiseaux abstraits » (2016-2019), l’artiste configure des installations que l’on pourra concevoir (au moins pour certaines) comme des emblèmes, des blasons, (elle emploie à ce propos le terme de « totémique») comme si l’utilisation des restes animaux permettait de s’approprier leur puissance spirituelle en se plaçant dans une sorte de filiation originelle par une saisie sensible, esthétique, motivant pleinement cet objectif de « magnifier » (ce sont ses termes) la beauté des corps animaux, des animaux comme corps, comme formes, comme figures. Ce dernier terme fait d’ailleurs écho à ce qu’énonce Deleuze à propos des animaux peints de Bacon : « Le corps est alors Figure comme la Figure devient corps ». Même si ce propos s’adresse à une œuvre picturale, l’idée que « la Figure devienne corps », est la source d’une compréhension éthique du travail de Virginie Cavalier.

 

Si l’on relève, comme il vient d’être signalé, qu’il existe dans cette démarche, une analogie avec l’univers ou  « l’esprit » chamanique, que l’on se s’y trompe pas : l’on ne s’auto-proclame pas chamane ! L’homme et/ou la femme investi(e) d’une telle charge et qualité, est reconnu(e) par sa communauté par le fait d’indéniables qualités d’efficacité en tant que passeurs d’âmes, thaumaturges, et comme voyageurs vers l’au-delà de la mort le plus souvent par le biais d’une métamorphose animale.

 

Il n’en reste pas moins que les œuvres de Virginie Cavalier témoignent d’une volonté d’appropriation des qualités propres à l’animal pour en exalter les aspects physiques, psychiques, non sans résonances allégoriques et symboliques.

 

En même temps, les installations de l’artiste, qui ont quelque chose à voir avec des formes de rituels, instaurent ce qu’on peut nommer une forme de célébration de l’esprit animal (en tant que leur « être-là » mémoriel), communiquant avec nos propres mémoires ancestrales, mettant en jeu nos émotions, nos imaginations, faisant appel à de vieux mythes fusionnels avec la gent animale. Ses installations peuvent donc être considérées d’une certaine façon comme des gestes d’offrandes faites à nos regards, mais toujours avec cette conscience que « l’homme maintient sa position de sujet et l’animal celle d’objet » (R. Fontfroide).

 

Les matériaux utilisés sont tous le résultat, le fait de la mort organique d’êtres vivants, ce qui suppose une conscience aiguë de la corruption de la chair. A ce sujet, Deleuze n’écrit-il pas, à propos des peintures de Bacon figurant des animaux : « La viande est la zone commune de l’homme et de la bête, leur zone d’indiscernabilité…. » Et le peintre d’affirmer de son côté : « L’homme qui souffre est de la viande, la bête qui souffre est un homme... ». Virginie Cavalier a ainsi bien en tête que « L’animal que je suis » (Derrida) est un « être pour la mort » ce qui suppose d’être doté d’une grande force d’amour et de compassion pour mener à bien la présentation de ce qui témoigne de la vie dans la mort animale et de la mort dans la vie. Parmi ses réalisations, un exemple permet de mesurer la portée de cette conscience. Il s’agit de l’œuvre intitulée « Linceuls », où l’artiste établit une comparaison entre la peau d’une dépouille de vache ou de brebis et la réalité du linceul (ce qui, dans la plupart des cultures humaines, correspond à une « pratique funéraire dissimulant le défunt et protège son intégrité ».

 

Signalons, dans le même ordre d’idée, l’œuvre intitulée « Prothèses » conçue comme une hybridation entre un instrument de soin (la prothèse) et un fragment organique que l’artiste a « greffé » sur l’instrument, en l’occurrence ici une patte d’oiseau. Cet élément de dépouille, « appareillé » à l’instrument en métal, s’exhibe d’une façon contre-naturelle et selon une approche qu’on peut qualifier de surréelle, l’élément organique étant dérisoirement mis en exergue par le dispositif ainsi présenté. Cet ensemble peut susciter la perplexité tout autant qu’une certaine forme d’humour, puisque s’établit une distance irréductible entre le vivant et l’artificiel, ou ce qu’on peut appeler aussi « le truchement d’un mécanisme ». Pour l’artiste, cette œuvre est un clin d’œil lancé à la conception cartésienne de l’animal perçu comme une mécanique sans âme).

 

Dans la prise en compte de cette dimension mortuaire, l’artiste nous a confié qu’elle souhaitait pouvoir exhumer, pour les prélever, les reste osseux d’un cheval enterré dans une fosse. On peut percevoir dans cette démarche un geste d’archéologue qui sous-entend nécessairement une approche mémorielle. Je dis geste archéologique puisqu’il s’agit de prélever les restes d’un corps animal pour le rendre à la lumière, ce qui suppose combien grande est cette capacité que la terre détient de voiler, envelopper, préserver toute dépouille. Les qualités requises pour accomplir un tel geste peut être à la mesure de la délicatesse, de l’attention, du soin portés à se saisir des « reliques » animales, ce qui entraîne à éprouver et même exalter un sentiment de sacralité qui peut être revendiqué et mis en avant. Face aux restes de la dépouille, d’une certaine manière, l’artiste accède ainsi à l’image de l’être vivant qu’il fut autrefois. Cet acte prend alors le sens de « révélation », activant l’émotivité et la force de l’imaginaire. Dans cette perspective, l’artiste ne peut qu’avoir effectué « un travail sur soi qui nécessite une sorte d’ascèse, de sobriété, d’involution créatrice » (Deleuze et Guatarri). Il pourra s’ensuivre une restitution poétisée d’une présence-absence par la puissance suggestive des restes.

 

Parmi les autres réalisations de l’artiste on pourra mentionner une œuvre intitulée « Lien » (2019). Il s’agit de la photographie d’une scène présentant un cheval de trait vu de profil devant lequel l’artiste s’est positionnée dans une attitude telle qu’à peine si on la distingue, courbée qu’elle est sous le poids du harnais et des rennes du cheval (celui-là même sans doute qui sert à l’harnacher). On devine, sur ce document photographique, l’artiste en train de photographier l’animal. Sa position s’explique par le fait qu’elle porte tout le poids du harnachement comme « un fardeau, limitant ainsi mes actions et créant une difficulté manifeste ». Supportant la charge de ces liens, elle se place sur le même pied d’égalité que l’animal. Elle est inclinée devant lui en guise d’hommage et de reconnaissance pour tout ce qu’il représente dans l’histoire de la domestication et du compagnonnage humains. Et elle ajoute ceci : « je me tiens face à lui comme un miroir qui lui renvoie sa grandeur et sa puissance ». D’autres artistes ont tenté des expérimentations ou mis en place des dispositifs visant à fusionner bel et bien avec l’animal. Nous pouvons citer notamment les performances de Marion Laval-Jeantet ou, dans un autre registre, Kate Clark qui s’est concentrée sur la pratique de la taxidermie, ou encore Patricia Piccinini.

 

Toutes ces démarches et préoccupations qui cherchent à mettre en scène l’empathie et/ou la fusion homme-animal posent la question fondamentale de l’altérité. Pour Yves Bonnefoy, ce concept permet d’expliquer une limitation de la conscience. Ainsi, le rapport à l’Autre est un bon moyen de poursuivre la construction de notre propre image culturelle. « Un moyen politique aussi de revalider des notions minoritaires qui ont été éjectées parfois violemment de notre société. Non pas parce que de l’Autre viendrait la vérité, mais parce que cet Autre fut bien toujours là, et est simplement demeuré le laissé-pour-compte que nous sommes nombreux à incarner aujourd’hui. Un laissé-pour-compte universel. C’est donc un double mouvement d’identification et d’empathie qui nous a fait déborder des frontières et des limites imposées par notre société » (propos cité par Marjan Seyedin dans son étude).

 

Je ne voudrais pas achever cette introduction au travail de Virginie Cavalier sans citer une des œuvres qui me paraissent les plus marquantes : celle appelée « Fagot de condition » (2017-2020) (« condition » pris au sens de rang, de statut, de destinée). Elle présente une série de « sculptures »-taxidermique d’animaux en pied (renard, blaireau, chamois et / ou chevreuil) portant chacun sur leur dos un paquetage d’ossement blancs ficelés. Justifiant cette installation l’artiste s’exprime ainsi : « À partir d’ossements trouvés en montagne, je constitue des fagots que je place sur le dos des taxidermies. (…) Je vois le fagot (d’os) comme une contrainte dont la taille est à la démesure de l’animal, le tord parfois et dont l’instabilité créée devient frappante. Je forme une allégorie : faire porter à l’animal le poids des ancêtres, de sa condition d’être mortel ». Pour expliciter l’esprit de cette création, je cite le poème que j’ai écrit à son sujet qui permet de mieux comprendre la démarche sinon la philosophie de l’artiste.

 

BALUCHON D’OS.

Un fagot d’os est solidement sanglé par une cordelette

sur le dos du renard, du blaireau, de la biche.

Chacun va de son côté avec son chargement.

 

Tant d’autres animaux portent aussi leur fagot d’os.

Ils vont ainsi au loin, empruntant des chemins secrets,

divaguant à droite, à gauche, suivant les nécessités du vivre.

 

Les os de chaque fagot sont blancs, lumineux,

ils ne pèsent aucun poids, serrés les uns contre les autres :

os du crâne contre os longs, ramures contre cornes...

Ils s’appartiennent les uns aux autres, on ne pourrait les séparer.

 

Les animaux portent ainsi leur condition d’être mortel,

comme le dit Virginie Cavalier ; ils portent leur condition d’être-pour-la-mort .

 

Ces os sont ceux des ancêtres de leur lignée,

ils ne sauraient être déposés en aucune terre ni enfouis en aucun sol,

abandonnés au fond d’une tanière ou sous un tas de feuilles.

Ils ne sauraient être dispersés

car un os, tout seul, séparé des autres,

reste une forme sans forme.

 

Un os seul est le piètre témoin d’un être ayant perdu toute assignation à une ascendance.

 

Les fagots d’os sont tels que les branches

assemblées d’un arbre ayant crû dans le sol de la vivante animalité.

Ils ne pèsent pas plus que le poids d’une mémoire,

mémoire elle-même rattachée

à une bien plus grande mémoire,

enveloppant le monde et tout ce qui vit, et l’enserrant tel un linceul léger.

 

En guise de conclusion (très) provisoire, on pourra méditer cette affirmation de Deleuze et Guattari (1980) : « Le devenir-animal de l’homme est réel, sans que soit réel l’animal qu’il devient ».

 

Joël-Claude Meffre

Poète Écrivain

Archéologue à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP)

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